10
— Nous avons parcouru le marché d’un bout à l’autre, expliqua Kasaya, juché sur le toit d’un entrepôt face au fleuve. Personne n’héberge le gamin, et nous avons passé en revue toutes les cachettes imaginables.
— Alors, demain, vous devrez élargir vos recherches, dit Bak avec ténacité. Il faut le trouver avant qu’Amon-Psaro pénètre dans Iken.
Ils parlaient fort afin de dominer le brouhaha animé montant des berges, où l’on se bousculait à qui mieux mieux pour voir approcher la flotte : la barque dorée du dieu Amon et les vaisseaux composant son escorte durant le bref voyage entre la rampe et le port.
Le jeune Medjai concentrait toute son attention sur la procession qui remontait lentement le courant, avec ses ferrures rutilantes, ses bannières claquant sur les mâts et les pavois, ses équipages en tenue immaculée.
— Pas de problème, chef, répondit-il distraitement. Maintenant que le sergent Imsiba et la moitié de nos hommes sont là, il ne sera pas difficile de passer Iken au crible entre l’aube et le crépuscule.
— Tu es bien heureux, Kasaya, de pouvoir dormir les yeux ouverts et de rêver en vaquant à tes tâches quotidiennes.
La perplexité effleura le visage de Kasaya, pour disparaître sous le rouge de la honte.
— Ils demeureront auprès d’Amon ?
— Leur mission consiste en cela.
Kasaya reporta son regard sur la barque brillante, avec un regret manifeste de ne pouvoir s’attarder pour admirer le spectacle.
— Je retourne au marché. Je prends le premier tour de garde et Pachenouro le deuxième. Il faut lui laisser le temps de trouver un endroit où dormir.
— Reste assis ! ordonna Bak. Pachenouro a depuis longtemps trouvé un lit, ou je ne le connais pas. À l’heure qu’il est, il cherche le gibier et les fruits les plus succulents pour son repas du soir.
« Et peut-être un joli tendron pour partager sa couche », ajouta-t-il en son for intérieur.
Souriant avec ravissement, Kasaya demeura près de lui sur le toit. Ils dominaient les arbres de la berge et la multitude debout au bord de l’eau, sans aucun obstacle pour leur barrer la vue.
Bien que privés de la pompe coutumière, les gens étaient aussi émus par l’arrivée du dieu que les habitants de Bouhen. Ils formaient une foule beaucoup plus disparate. Parmi les soldats de Kemet, à l’uniforme d’une sobre simplicité, se tenaient des hommes et des femmes parés de plumes, de tatouages et de bijoux exotiques, symboles des tribus du sud, de l’est et de l’ouest. Leurs costumes, de toutes sortes de couleurs, de forme et de taille, allaient du simple pagne noué autour des reins à la tunique chamarrée. Tandis que la barque approchait, ils se pressèrent en avant comme s’ils ne faisaient qu’un, mêlant leurs voix plus fortes, plus surexcitées encore.
Quand Amon serait à l’abri dans la demeure d’Hathor, où il résiderait durant tout son séjour à Iken, les spectateurs se disperseraient. Bak savait qu’il y aurait alors au marché une foule beaucoup plus dense que de coutume, et que le petit Ramosé serait pratiquement impossible à trouver. Cette idée contrariante n’était pas pour lui remonter le moral.
Les personnalités attendant sur le quai – le commandant Ouaser, ses officiers, les prêtres d’Hathor, cinq princes indigènes et deux chefs des tribus du désert – ajustèrent qui son pagne, qui sa tunique, redressèrent leurs armes, secouèrent la poussière de leurs sandales. Bak devinait ce qu’ils pensaient. Au lieu de rester une nuit comme c’était prévu à l’origine, Amon serait bientôt un hôte quasi permanent, pour une durée indéfinie. Chacun devrait se montrer sous son meilleur jour – et ce, pendant tout le séjour. Un honneur bien contraignant, au meilleur des cas.
À la proue du vaisseau de tête, un navire de guerre gaiement décoré de longs pennons rouge et blanc flottant au vent, Inyotef se redressait de toute sa taille, sans aucune trace d’infirmité. Bak remarqua son visage impassible, son bâton de commandement ferme dans son poing serré. Ensuite venait la nef dorée d’Amon, sa longue coque effilée reliée au navire de guerre par des câbles de halage plus épais que le poignet. Le vaisseau glissait sur l’eau, transformé en cuivre en fusion par les derniers feux du soleil. La silhouette de Kenamon, en tunique blanche, se profilait devant l’estrade sur laquelle était posée la petite barque du dieu, aux côtés des prêtres de rang subalterne. La châsse était ouverte sur tous ses côtés afin que le peuple puisse contempler avec vénération la mince statuette d’or dressée à l’intérieur. Les murmures s’amplifièrent en un tonnerre de cris d’adoration.
Deux navires de commerce aux flancs luisants flanquaient la barque éblouissante pour lui servir d’escorte. Imsiba et la police medjai étaient à bord du plus proche de la nef, Neboua et son contingent de gardes se trouvaient dans le second. À la vue de ses hommes, si grands, si droits et altiers, le cœur de Bak s’enfla de fierté – et aussi, il dut se l’avouer, d’un certain orgueil. C’étaient là les meilleurs policiers du monde, de dignes gardiens pour Amon, le plus grand de tous leurs dieux.
Chez Sennoufer, Neboua fronçait le nez, écœuré par les relents de bière, de sueur et une légère odeur de souris morte.
— Tu as un talent rare, Bak. À peine arrivé dans une nouvelle ville, tu y repères le pire établissement pour en faire ton lieu de prédilection.
Bak éclata de rire.
— Noferi souhaite transformer sa maison de plaisirs en palais. Apprécieras-tu de devoir t’habiller avec splendeur et de te parfumer au lotus pour qu’elle te permette d’en franchir le seuil ?
— Noferi ? Dans un bordel digne d’un roi ?
Égayé à cette idée, Neboua approcha un gros coussin rembourré du coin où Bak s’était installé sur un tabouret, s’assit et fit signe à Sennoufer de lui apporter une cruche de bière.
— Imsiba n’est pas encore arrivé ?
— Il ne devrait plus tarder.
Bak fut tenté de lui raconter que Noferi prétendait avoir aimé jadis Amon-Psaro, et avoir été aimée de lui, mais il jugea le sujet trop frivole. Neboua devait regagner Bouhen le lendemain matin et ils avaient à débattre de questions plus pressantes.
— Il faut s’assurer qu’Amon est à l’abri et satisfait dans la demeure d’Hathor, puis que Kenamon et ses prêtres sont bien installés dans la maison qu’ils ont empruntée au chef des scribes.
— Le vieil homme est fatigué, dit Neboua, mais, en dépit de sa lassitude et de l’avenir incertain, je crois réellement qu’il s’amuse. Il n’a rien vu qui ressemble à cette terre de Ouaouat de toute sa vie, et sa curiosité ne connaît pas de bornes.
— Après l’avoir façonné sur son tour de potier, Khnoum en a jeté le modèle, dit Bak avec un sourire affectueux.
— Mes amis ! lança à ce moment Imsiba en franchissant la porte.
Sa haute silhouette musclée et l’assurance de sa voix attirèrent le regard de tous les clients : une douzaine de marins, certains du sud, les autres de Kemet, ainsi que quatre soldats de retour d’une patrouille dans le désert, le visage et le corps rougis par le vent et le soleil brûlants. La majorité d’entre eux tentaient leur chance à des jeux de hasard en ingurgitant une bière si jeune qu’elle exhalait une forte odeur de pain.
Imsiba prit la cruche que lui apportait Sennoufer, attira du pied un tabouret et s’assit auprès de Bak et Neboua. Ils échangèrent des banalités en attendant que les autres cessent de s’intéresser à eux. Dans la ruelle, le jour tombait. Le patron alluma quelques lampes à huile qu’il disposa aux quatre coins de la salle. Repris par la fièvre du jeu, vociférant de leurs voix fortes et éraillées, les matelots et les soldats oublièrent les officiers. Bak relata son séjour à Iken sans rien omettre. Lorsqu’il se tut, le noir de la nuit enveloppait le pays, et l’air à l’intérieur était obscurci par la fumée.
— Si Pouemrê est mort parce qu’il avait eu vent d’un complot contre Amon-Psaro, pourquoi les autres officiers protégeraient-ils le meurtrier ? interrogea Neboua. Cela n’a absolument aucun sens !
— Si tu savais combien de fois j’ai abouti à la même conclusion ! soupira Bak, les yeux dans le vide. Tous ont livré bataille aux Kouchites il y a vingt-sept ans. Cela devrait suffire à étancher la soif de sang.
— As-tu vécu cette guerre ? demanda Neboua à Imsiba.
Le grand Medjai secoua la tête.
— Mon village avait subi un raid l’année précédente. Je fus amené à Iken, je crois, où les soldats m’enlevèrent aux pillards qui m’avaient volé. Quand les armées de Kemet marchèrent sur Kouch, j’étais déjà à Ouaset. J’ai passé là-bas mon enfance, sur des terres appartenant à Amon.
— Moi aussi, je n’étais qu’un enfant, se souvint Neboua en faisant tourner l’épaisse couche de lie au fond de son verre. Mon père était soldat. Il avait, comme toi, le grade de sergent, et nous vivions dans la forteresse de Koubban, située au nord de Ouaouat. Il marcha sur le sud avec les armées de Kemet et revint acclamé comme un héros.
— Et moi, je n’étais pas encore né…
Bak s’était rarement senti aussi jeune et naïf, préservé par les circonstances et sa naissance des palpitantes péripéties qui avaient marqué l’enfance de ses amis.
— Cette guerre était-elle si particulière que son souvenir puisse pousser à tuer ?
Imsiba haussa les épaules, interrogea Neboua d’un coup d’œil.
— Mon père parlait souvent d’héroïsme et de butin. Ma mère se rappelait la tristesse de Koubban quand les hommes embarquèrent pour le sud. Et la peur de ne jamais les voir revenir.
Neboua fixa sa coupe, se rappelant les récits de son père dans un passé lointain.
— Aakheperkarê Touthmosis[7], père de notre reine, s’était éteint durant son sommeil, laissant le trône aux mains de son fils, Aakheperenrê Touthmosis. La misérable Kouch, pensant notre nouveau roi trop faible pour défendre son droit de naissance, attisa les rancœurs parmi les chefs du sud, qui fomentèrent une rébellion. Bouhen se trouvait en première ligne, tout comme les forteresses du Ventre de Pierres. Même nous qui résidions au nord, nous redoutions un siège.
« Le roi envoya une armée, et les rebelles de Ouaouat tombèrent comme le blé sous la faux. Nos soldats poursuivirent leur marche contre le pays de Kouch. Ils tuèrent les guerriers, dévastèrent les villages, raflèrent le butin et firent nombre de prisonniers. Beaucoup périrent de part et d’autre avant que le plus puissant des rois, à l’origine de la rébellion – un chef tribal de grand courage mais de peu de bon sens –, soit capturé sur le champ de bataille. Ses guerriers déposèrent les armes. Notre armée entra dans sa capitale et emporta tout ce qui avait de la valeur. On permit au roi, brisé, de remonter sur son trône. Son premier-né fut envoyé à Kemet en guise d’otage et la paix régna jusqu’à ce jour.
Bak avait déjà entendu l’histoire, cependant jamais elle n’avait revêtu à ses yeux tant de signification.
— Penses-tu que le fils en question était Amon-Psaro ?
— Possible, répondit d’abord Neboua en haussant les épaules, puis, après réflexion : Oui, c’est probable.
Bak se raccrocha à cette possibilité.
— Excepté Nebseni, tous les officiers réunis chez Ouaser la nuit du meurtre ont vécu cette guerre : le commandant lui-même, Houy, Senou et Inyotef. Si le père d’Amon-Psaro était leur ennemi…
Il secoua la tête, rejetant l’idée avant même qu’elle se soit entièrement formée :
— Non. Dans ce cas-là, c’est Amon-Psaro qui devrait rechercher la vengeance, pas eux.
— La réponse est ailleurs, dit Imsiba.
Un marin hurla comme s’il avait été piqué par un scorpion, se releva et sortit du bâtiment en titubant. Riant de sa malchance, les autres parieurs étalèrent une douzaine de petites sculptures d’ivoire en travers du sol et commencèrent à marchander leurs gains respectifs. Bak, Neboua et Imsiba restèrent assis en silence, chacun élaborant une théorie à exposer aux autres.
Bak poussa un long soupir de frustration. Chaque voie sur laquelle ils s’aventuraient les éloignait davantage d’une solution.
— Neboua, tu as servi à Ouaouat pendant des années et tu connais la plupart des officiers en poste dans le Ventre de Pierres, au moins de réputation. Dis-moi ce que tu peux de Ouaser et de ses officiers.
— J’en reviens à ma première question : si l’un d’eux a tué Pouemrê, pourquoi les autres le protégeraient-ils ?
— Si seulement je le savais !
Bak surmonta son agacement et avoua en souriant :
— D’accord, je l’admets, je tourne en rond dans le noir. Et maintenant, me passeras-tu mon caprice en répondant à ma question ?
Tout en riant, Neboua attira d’un signe l’attention de Sennoufer, indiqua la pile de jarres de bière et leva trois doigts.
— Ouaser a toujours été mon supérieur, aussi mes relations avec lui ont-elles été limitées. Je ne sais rien de sa vie privée ; j’ignorais même qu’il avait une fille avant que tu en parles.
Il s’interrompit, attendit que Sennoufer dépose les cruches sur la table et s’éloigne.
— Si l’on en croit sa réputation, c’est un officier exceptionnel, qui aurait dû être promu à un grade élevé. Mais il a passé trop de temps sur la frontière pour retenir l’attention de ceux qui prennent les décisions, dans la capitale. J’ai entendu dire qu’il a été décoré de la mouche d’or, autrefois, mais je ne sais ni quand ni où il l’a méritée.
— Justement, en parlant de lui… dit Imsiba, indiquant la porte d’un signe du menton.
Bak lança un bref coup d’œil en arrière et ressentit une vive contrariété. Le chef de la garnison se tenait sur le seuil, sa bouche pincée exprimant la détermination, le corps crispé par une tension contenue. Dès son entrée, un silence de mort s’abattit sur la salle. Les marins et les soldats étaient effarés par la présence d’un officier de si haut rang.
« Que vient-il faire ici ? se demanda Bak. Dans cet endroit vulgaire, où l’on ne s’attendrait jamais à ce qu’il mette les pieds ? »
— Parle-moi de Nebseni, dit-il à Neboua.
— Ouaser s’approche de nous…
— Exerce une pression suffisante sur le plus solide des métaux, alors il cédera.
— Pas toujours là où tu le voudrais.
— Parle-moi de Nebseni, répéta Bak, conscient que Ouaser arrivait derrière lui.
Neboua reprit calmement :
— Je ne l’ai jamais rencontré. En tant qu’homme, je ne sais ce qu’il vaut.
Il joua avec son bol, comme s’il n’avait pas conscience du silence qui pesait sur la pièce, ni de sa raison.
— Il passe pour un excellent officier, réputé pour son sang-froid en cas de danger, et qui ne craint pas de marcher à la tête de ses hommes au plus fort de l’action.
— Lieutenant Bak !
Le débit dur et rapide de Ouaser trahissait une sourde colère.
— Capitaine Neboua, sergent Imsiba ! Êtes-vous simplement en train de boire ensemble, ou ai-je interrompu une réunion ?
Bak lui adressa un sourire affable.
— Nous avons peu de temps pour le plaisir ce soir, aussi joignons-nous l’utile à l’agréable. Que dirais-tu de t’asseoir avec nous ?
Neboua regarda ostensiblement la pièce et dit avec un petit rire :
— Comme tu l’auras constaté, les officiers de police se préoccupent moins du décor que ceux qui sont accoutumés à la vie raffinée d’une garnison.
Imsiba se détourna pour dissimuler son sourire et demanda à Sennoufer d’apporter un tabouret. Ouaser considéra la salle, son propriétaire et les autres clients avec un dédain glacial. Les marins comme les soldats restaient figés et muets sous son regard.
— J’ai prié Neboua de m’apprendre ce qu’il sait sur certains de tes officiers, dit Bak, piquant délibérément le commandant au vif.
Ouaser s’assit sur le siège qu’on lui offrait et se pencha vers le policier. Il répondit presque en un murmure afin d’éviter les oreilles indiscrètes, mais sa voix dure frémissait de colère :
— Mes officiers sont des hommes d’honneur. Tu n’as aucun droit de les traiter à l’instar de criminels en puissance, ni même de les considérer comme tels.
— Le commandant Thouti m’a conféré toute autorité pour agir ainsi que je le jugerai bon, répliqua Bak d’un ton ferme. Souhaites-tu écouter ce que Neboua a à me dire ou préfères-tu rester dans l’ignorance jusqu’à ce que je mette la main sur le meurtrier de Pouemrê ?
Ouaser se tourna à demi vers la salle et fixa sévèrement les autres clients :
— Continuez ce que vous étiez en train de faire, ou sortez.
Un marin ramassa les bâtonnets, paria et les lança sur le sol. Un soldat appela Sennoufer et réclama une nouvelle cruche. D’autres avalèrent leur bière en se parlant d’une voix nerveuse, trop forte. Ouaser se retourna vers la table pour observer Bak, une lueur de mauvais augure au fond des yeux.
Neboua lança à son ami un regard compatissant, comme s’il comprenait pour la première fois à quels obstacles Bak était confronté.
— Je connais le capitaine d’infanterie Houy depuis des années, quoique de manière très superficielle. Il a été affecté à Ouaouat à différentes reprises, d’aussi loin que je m’en souvienne. Nos chemins se sont souvent croisés, mais nous n’avons encore jamais vécu dans la même garnison. Mon père l’évoquait avec respect et je l’ai toujours apprécié. Je le crois un homme et un officier honorable. Il connaît tout Ouaouat mieux que quiconque. Si une guerre devait survenir de ce côté de l’empire, son expérience ferait la différence entre la victoire et la défaite.
Pendant que Neboua parlait, Bak observait Ouaser à la dérobée. Le commandant paraissait surpris et heureux de ces louanges. Ses mâchoires se décrispaient, ses poings serrés se détendaient, ses épaules perdaient de leur raideur.
— Houy est fier et entêté, ajouta Neboua. Quand il a formé une idée, il y croit dur comme fer. On dit qu’il se battrait jusqu’à la mort pour défendre ses convictions.
— Admirable qualité ! commenta Ouaser, qui ajouta, avec un petit rire méprisant : Je crains pour l’armée d’aujourd’hui et le pays de Kemet. Vous, les jeunes, vous n’avez aucun sens du devoir, aucune fidélité envers un idéal.
Bak ne broncha pas, refusant de discuter sur ce point. Le régiment d’Amon était une force d’élite telle que Kemet n’en avait jamais connu auparavant, et il pensait que les autres régiments réorganisés depuis peu partageaient son excellence. Était-ce une manœuvre de Ouaser pour le provoquer, ou croyait-il sincèrement le passé supérieur au présent ?
— Et le lieutenant Senou ? demanda Bak.
Neboua regarda le commandant, puis baissa les yeux vers sa cruche de bière.
— Comme Houy, il a passé une grande partie de sa vie à Ouaouat, mais il a également été affecté plus en amont. Je n’ai jamais vécu dans la même garnison et je ne crois pas l’avoir rencontré avant aujourd’hui, lors de la cérémonie.
— C’est un homme digne et intègre, intervint Ouaser, refusant la bière que lui proposait Sennoufer. Un bon officier, d’une loyauté à toute épreuve.
— Je m’en serais douté, dit Bak entre ses dents.
— J’ai entendu parler du lieutenant Senou, intervint Imsiba. Que l’histoire soit vraie ou non, vu les circonstances, elle mérite d’être relatée. On dit, commença-t-il, s’adressant à Ouaser plutôt qu’à Bak, qu’un jour il surprit un sergent à faire du troc avec un chef de la région, lui remettant des armes fabriquées à Kemet en échange de jeunes vierges enlevées parmi les nomades du désert. Senou tua les deux hommes et abandonna les cadavres dans le village, à la vue de tous.
Le regard de Ouaser croisa celui d’Imsiba et le soutint.
— Pure affabulation. Le dossier de Senou est sans tache.
L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres du Medjai, qui inclina la tête :
— Si c’est toi qui le dis, commandant.
Bak pouvait presque lire les pensées de son ami : Senou méritait une mouche d’or, et non un blâme. Lui-même se sentait assez d’accord.
Non sans répugnance, il orienta sa réflexion sur son dernier suspect, Inyotef. Pourquoi fallait-il qu’il se sente aussi coupable chaque fois qu’il pensait au nautonier ? Cette blessure à la jambe résultait d’un accident, non d’une faute de sa part.
— Peux-tu me parler du pilote Inyotef ? demanda-t-il à Neboua.
Celui-ci posa sur lui un regard attentif, comme étonné qu’il puisse lui poser cette question.
— Je l’ai rencontré à trois reprises, chaque fois que mes hommes ont aidé à haler un vaisseau sur la rampe. On ne peut pas dire que je le connais aussi bien que Senou, mais j’ai souvent entendu vanter ses mérites. On le tient pour le meilleur pilote entre Abou et Semneh.
— Rien de surprenant à cela, remarqua Ouaser d’un ton agacé. Il parcourt les eaux de Ouaouat depuis des années. Longtemps avant de commander un vaisseau de guerre, il servait ici comme marin.
— On m’a dit que la première fois, il est arrivé avec les troupes d’Aakheperenrê Touthmosis, poursuivit Neboua. Il est souvent retourné chez lui, à Kemet, mais toujours pour revenir dans le sud, quoique rarement aussi loin. C’est son premier poste dans le Ventre de Pierres. Auparavant, il vivait à Abou.
— A-t-il le moindre motif de honte ? interrogea Bak, endurcissant son cœur contre un second sursaut de culpabilité.
À nouveau, Neboua le scruta pensivement.
— On dit que, sur la terre ferme, il devient fielleux et fait parfois usage de son bâton. Sa femme l’a quitté il y a un peu plus d’un an, en emmenant leurs enfants avec elle. D’après certains, il l’aurait battue une fois de trop.
Bak n’avait jamais vu Inyotef perdre son calme. S’était-il aigri après l’accident ? Était-il devenu amer, vindicatif ? Bak souhaitait que la cause soit autre ou, mieux encore, que cette histoire soit fausse.
— Elle a réfuté devant moi cette accusation, intervint Ouaser comme en réponse au désir de Bak. Elle m’a confié qu’elle détestait Iken et qu’elle aspirait à vivre sur une terre plus riche, plus hospitalière. Comment aurais-je pu lui en faire reproche, quand ma propre fille ne parle que de partir ?
— On dirait que tu ne trouves jamais de défaut à quiconque, remarqua Bak qui observait d’un air songeur le commandant. C’est un trait de caractère inattendu, chez un homme qui occupe le poste élevé de chef de garnison.
— À toi, je te trouve bien des défauts, jeune homme, riposta Ouaser, droit et raide, affrontant le regard du lieutenant sans ciller. Tu es si anxieux de mettre la main sur un meurtrier sur-le-champ que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez. Il y a pourtant des suspects beaucoup plus probables.
— Quelque marchand anonyme ? ironisa Bak. Ne comprends-tu pas mon intention ? Plus vite j’éliminerai les innocents, plus vite je trouverai le coupable.
Ouaser le scruta longuement, le visage fermé. Tout à coup, comme s’il venait de prendre une décision, il se leva.
— Je ne peux perdre davantage de temps à cause de cette affaire. J’ai une mission des plus importantes à vous assigner, et qui vous conviendra parfaitement.
Bak échangea un coup d’œil avec Neboua et Imsiba, aussi étonnés que lui et tout aussi méfiants.
— Comme tu l’as sans doute remarqué au cours de tes investigations, lieutenant Bak, continua Ouaser d’un ton sarcastique, les logements d’Iken sont en nombre limité. J’ai donc décidé d’héberger le roi Amon-Psaro et sa suite, qui compte plus d’une centaine de personnes, dans l’ancien fort situé sur l’île qui fait face à notre ville. Il n’est pas plus grand qu’une coquille de noix, et jonché de briques tombées des murs, sans parler des immondices laissées par les marchands et les bouviers qui y ont fait halte au fil des ans. Vu que je ne peux me dispenser d’aucun de mes officiers, il vous incombera de rendre les lieux habitables et sûrs. Je vous donnerai autant d’hommes qu’il vous en faudra.
Bak resta confondu devant la nature de cette corvée et l’astuce du commandant. Ce travail écrasant absorberait le plus clair de son temps, alors qu’il aurait dû se consacrer à son enquête.
— J’ai bien conscience de t’enlever à tes autres occupations, mais ce ne sera que pour quelques jours, reprit Ouaser, presque affable. Une fois le fort en état, tu n’auras plus qu’à veiller sur la sécurité d’Amon-Psaro pendant qu’il résidera sur l’île. Le capitaine Houy pourvoira à son bien-être chaque fois qu’il entrera dans nos murs.
Bak brûlait d’envie de refuser, mais ses scrupules l’en empêchèrent. Si la vie du roi était entre ses mains, le seul moyen de s’assurer de sa sécurité consistait à prendre lui-même les précautions nécessaires.
— Je suppose qu’Amon s’installera sur l’île afin d’être proche de la suite royale ?
Ouaser le regarda comme s’il avait perdu l’esprit.
— Le dieu doit résider chez Hathor. Nous ne pouvons enfreindre une coutume séculaire pour satisfaire un roi kouchite.
— Qu’en sera-t-il du prince ? s’enquit Bak, tendu à la perspective d’une réponse qu’il connaissait d’avance. D’après les rapports, il est trop affaibli pour parcourir chaque jour une si grande distance.
— Il habitera la demeure que nous avons prêtée à Kenamon. Là, il bénéficiera des soins constants du médecin et il ne se trouvera qu’à quelques pas du temple, distance facile à parcourir en litière.
Bak marmonna un juron bien senti. Chaque fois qu’Amon-Psaro souhaiterait voir son fils, il devrait franchir le fleuve en barque, traverser la ville basse, gravir le sentier longeant le ravin jusqu’au plateau et emprunter les rues de la forteresse. Ces allées et venues le rendraient vulnérable deux fois par jour, sinon plus. Or Houy, chargé de sa sécurité, pouvait bien être celui qui mûrissait sa vengeance.
— Le porc ! cracha Neboua.
— De la part d’un homme aussi borné, je ne me serais jamais attendu à un si habile stratagème pour nous lier les mains, dit Imsiba, secouant la tête avec écœurement.
Assis sur un tabouret dans son logis provisoire, Bak regardait sombrement ses deux compagnons, sous la lumière tremblotante des trois petites lampes à huile qu’il avait disposées autour de la pièce. Il refusa de s’étendre sur la perversité de Ouaser.
— Neboua, quand auras-tu achevé ta mission à Bouhen ?
— D’ici deux jours, trois tout au plus, répondit le Medjai en s’agenouillant pour refaire la natte de Kasaya. Je repars aujourd’hui. Les tributs et l’or seront transférés demain matin du trésor au navire, qui hissera les voiles sitôt le chargement terminé.
— Tu dois rapporter au commandant Thouti tout ce que tu as entendu aujourd’hui, et lui demander la permission de revenir à Iken.
— C’était mon intention.
Neboua se dévêtit et s’assit sur la natte.
— Combien d’hommes dois-je amener ? Une demi-compagnie suffira-t-elle ?
Bak commençait à reprendre confiance. Si Ouaser pensait l’embarrasser, il allait être déçu !
— Parmi ceux qui ont halé la nef le long de la rampe, laisse vingt hommes derrière toi. Avec Pachenouro à leur tête sur l’île, ils formeront un groupe solide et digne de confiance. Je doute qu’il me faille davantage d’effectifs.
— Et moi ? voulut savoir Imsiba, ramassant sa lance et son bouclier afin de regagner la forteresse pour la nuit. Je dois rester auprès d’Amon, je le sais, mais n’ai-je aucun moyen de vous aider ? Et si je demandais à Kenamon d’intercéder auprès de Ouaser ?
— Pas un mot à Kenamon ! Je ne veux lui infliger aucun motif de préoccupation supplémentaire, sauf absolue nécessité.
Imsiba acquiesça à contrecœur. Alors seulement, Bak ajouta :
— Demain, à l’aube, j’inspecterai l’île. Lorsque j’aurai mesuré l’ampleur des dégâts, je viendrai t’en informer. Kasaya et moi, nous continuerons à rechercher le meurtrier de Pouemrê. Donc, sois prêt à conseiller Pachenouro au cas où je ne serais pas disponible.
Une lueur malicieuse brilla dans le regard d’Imsiba.
— Ouaser ne se réjouira guère en apprenant que tu as délégué sa précieuse mission, et que d’autres en portent le poids sur leurs épaules.
Bak ne put réprimer un sourire. Il se faisait une joie de contourner les ordres du chef de garnison.
— Il n’aurait peut-être pas imaginé cette corvée si Neboua n’avait instillé la peur dans son cœur, en vantant mes talents de policier au point d’en faire pâlir les dieux eux-mêmes.
Neboua s’étira sur la natte, les poignets croisés sous sa nuque, sans se laisser émouvoir par cette accusation.
— Je sais, je me laisse quelquefois un peu emporter.
— Je dois partir, annonça Imsiba. Sinon, nos hommes craindront que j’aie bu trop de bière et que je me sois perdu.
Il leur dit au revoir et s’en alla.
Bak moucha deux lampes, laissant la troisième brûler tandis qu’il se déshabillait. Chaque fois que la brise léchait la flamme, des ombres dansaient autour de la pièce plongée dans la pénombre.
— Parle-moi de ton nouveau-né, Neboua. Comment était-il lorsque tu l’as quitté ?
— La perfection même. Beau, intelligent…
Bak n’écoutait qu’à demi, l’esprit ailleurs, ses mains et son corps accomplissant machinalement les gestes nécessaires pour se dévêtir, plier ses affaires sur un tabouret, s’étendre sur l’estrade où l’attendait sa natte. La nuit était trop chaude pour se couvrir, aussi rejeta-t-il le drap sur le côté. Le temps qu’il éteigne la troisième lampe, plongeant la pièce dans un noir de velours, Neboua ronflait déjà.
Bak se laissait envahir par une agréable torpeur quand il crut sentir un mouvement dans son lit. Il ouvrit brusquement les paupières mais se tint coi, conscient des battements sourds de son cœur dans sa poitrine. Hormis le léger ronflement de Neboua, tout était silencieux. Il avait probablement rêvé.
Il voulut se tourner sur le côté quand, de nouveau, il sentit un mouvement, et le glissement d’un corps froid et humide contre son bras. Comme celui d’un serpent. Il bondit hors de son lit en hurlant.
— Qu… Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? marmonna Neboua.
— Sors ! Vite !
Bak courut vers la porte, un vague rectangle à peine plus clair que la pièce. Pour ses yeux accoutumés à l’obscurité, sous le ciel scintillant d’étoiles la ruelle ressemblait au lit d’une rivière asséchée, vide et stérile.
— Que s’est-il passé ? s’alarma Neboua, deux pas derrière lui.
— J’ai senti quelque chose dans mon lit. Un serpent, je crois.
— Tu ne supposes tout de même pas…
Neboua laissa la phrase en suspens, sans formuler l’impensable.
— La maison était vide quand nous nous sommes installés, dit Bak, réfléchissant tout haut. Non, Neboua. Il était probablement là depuis le début, tapi dans un coin. Je vais me procurer une torche afin qu’on y voie clair. Impossible de se recoucher avec cette bestiole rampant quelque part, en quête d’un corps chaud contre lequel se lover.
Il descendit la ruelle, aussi nu qu’au jour de sa naissance. Pour autant qu’il pût en juger, son cri n’avait pas dérangé les voisins assoupis dans leur maison ou au frais, sur les toits. Il s’arrêta au premier croisement qu’il rencontra. Au loin, il repéra un lancier affecté à une patrouille nocturne, sa torche à la main. Le soldat, un jeune homme joufflu à peine en âge de se raser, ne fut pas surpris outre mesure en écoutant son histoire ; les serpents élisaient souvent domicile dans les vieilles bâtisses.
Ils se dirigèrent rapidement vers la maison de Bak, côte à côte. Le soldat éleva la torche sans franchir le seuil et tous scrutèrent l’intérieur. Pour autant qu’ils purent en juger, l’hôte indésirable n’était pas sur le sol. Bak s’empara d’une lance posée contre le mur et respira profondément, comme pour s’emplir de courage, avant de se faufiler vers la partie surélevée de la pièce. Rien ne bougeait ; le lit paraissait vide. Il poussa les plis du drap de la pointe de sa lance. La créature qui y était cachée se tordit en sifflant pour se libérer. Tout le lit sembla s’animer, puis le drap et le serpent entrelacés roulèrent au bas de l’estrade. Bak sauta en arrière, la gorge serrée.
Une petite tête plate surgit des replis de lin et se dressa, entourée d’un cou dilaté. Sa langue siffla en direction de Bak et des hommes restés près de la porte. Un cobra ! L’un des plus dangereux parmi tous les reptiles… Bak prit la torche des mains du veilleur et s’approcha du serpent. Il fit danser la flamme devant celui-ci afin de détourner son attention, tout en murmurant une rapide prière pour implorer le pardon de Ouadjet, la déesse-cobra. Alors, il enfonça sa lance. Le fer transperça le cou, clouant l’animal contre l’estrade. Le soldat l’acheva de sa propre lance et mit fin à ses contorsions.
— Depuis plus de trente ans que je vis à Ouaouat, je n’avais jamais vu de cobra aussi loin dans le sud, déclara Neboua en contemplant le corps brunâtre.
Le lancier piqua le serpent pour s’assurer qu’il était bien mort.
— Moi, j’en ai vu un il y a environ deux mois. Il était arrivé dans une cargaison de grain. Je croyais qu’on l’avait tué, mais on dirait qu’il s’est échappé.
— Ou plutôt que quelqu’un l’a gardé pour lui, marmonna Neboua.
Bak se sentit glacé jusqu’aux os. Un animal de compagnie aussi dangereux était l’arme idéale pour qui souhaitait supprimer un roi – ou un officier de police trop curieux.